De la contribution bretonne à la culture maritime

Avant que le « progrès » ne dispense les travailleurs de beaucoup de tâches pénibles ou fastidieuses , voir les deux, avant que le confort domestique et la télévision nous isolent dans nos foyers, la musique, et notamment le chant, rythment la vie au travail aussi bien que les moments de détente.

Jusque dans les années 1900  / 1930, on chante sur les chantiers, dans les usines, à la campagne et bien sûr dans les ports ou sur les bateaux.

Au moment du plein essor de la marine à voile (1830-1850), se manifeste un intérêt particulier pour la culture maritime. On assiste alors à  un travail remarquable de collectage effectué dans les Flandres françaises (1) ou au sauvetage de quelques précieux cahiers de  marins. Dans ces carnets, des chants, des recettes, des anecdotes ou des illustrations riches de renseignements sur les navires, les escales ou la vie du bord. Le plus connu est peut-être le « cahier de chansons et de considérations appartenant à Yves Labac’h, N° matricule 7425, Vannes » que le capitaine Hayet (2)  a eu la chance de consulter.

Ce travail ne semble pas avoir été réalisé en Bretagne, alors même que cette région en 1900 fournit les 2/3 des inscrits maritimes. La relance du collectage n’aura lieu que dans les années 1970/1980.

Il y a alors un véritable renouveau de cette culture maritime avec l’émergence de chanteurs et de groupes qui reprennent le répertoire traditionnel ou créent de nouvelles chansons « à la manière de », parfois même avec des textes en breton comme les très belles gwerz composées par Denez Abernot comme « Ar vezhinerien » ( la complainte des goémoniers) ou encore « Peñse Santez Varta » sur l’échouage.de la Ste Marthe, une goélette chargée de phosphate. en 1901 sur les rochers de Plouescat, . 

Les communautés de marins, long-courriers, grande et petite pêche ou la Royale, aiment à souligner chacune leurs spécificités. Mais les échanges entre marins de diverses régions françaises ou de pays étrangers sont très fréquents. C’est le résultat du service national ou celui de la composition hétérogène des équipages de la grande pêche et surtout des longs courriers. Les échanges provoquent la constitution d’un répertoire de référence connu de tous . Ce répertoire est rapidement national voire international (lors du départ d’un bateau,  les équipages des autres navires, quelle que soit leur nationalité,  qui mouillent tout autour pour  charger le précieux nitrate chilien, ne reprennent-ils pas en chœur « good bye farewell » ?). La langue bretonne, dès lors,  y a peu de place, malgré la présence de nombreux marins bretons dans les équipages.

Les chants de travail 

Les  chants de travail sont nombreux. On a coutume de les répartir selon leur usage, même si souvent, un chant interprété sur des rythmes légèrement différents peut avoir plusieurs fonctions.  Les paroles, quand il ne s’agit pas d’improvisations de circonstance, sont souvent hautes en couleur voire complétement grivoises et paillardes. Elles ont bien souvent été polissées par un collectage plus pudibond.

Ils sont variés ces chants ! 

– Chants à déhaler « à la cordelle » : La configuration de nombreux ports interdisant l’arrivée sous voile, il faut haler les bateaux depuis la berge pour les amener à quai. Les haleurs, souvent de pauvres gens misérables, vieux ou très jeunes, femmes et hommes, tirent courbés en deux pour quelques sous. Ils chantent de longues cantilènes aux paroles très crues et pleines d’onomatopées. 

halage d’un dundee

Et puis, les ports sont encombrés. Pour se dégager, il faut encore déhaler, main sur main, depuis le pont  ou le quai.

La plupart des chants de ce type, genre inconnu en Angleterre ou aux Etats-Unis, ont été collectés surtout en Normandie et non en Bretagne.

– Chants à ramer : l’aviron est le moyen de propulsion inévitable dans beaucoup de situations. Chasse (à la baleine), pêche, hauturière ou côtière, contrebande, service d’embarcation en rade. Les rameurs sont souvent deux voire trois, pour un aviron et il faut synchroniser les efforts.

– Chants à hisser : sans doute les plus nombreux car il y a hisser … et hisser : 

à hisser à grands coups

         – A hisser à grands coups : hisser des voiles lourdes nécessite un effort trop intense pour être continu. Le chanteur, placé au pied du mât, participe peu à l’effort collectif. Il a plutôt pour fonction d’éviter la chute de la vergue sur les haleurs lorsque l’effort se relâche (3) ( c’est la moindre des choses !) et surtout, de surveiller la voile et la mer afin de choisir le moment de fournir l’effort. Il module donc la longueur de ses solos pour faire profiter sa bordée du roulis ou d’une dévente qui vont diminuer la résistance de la toile.

Merc’hed Keriti  le seul chant à hisser en breton, publié dès 1890, par le grand collecteur  François Marie Luzel dans Soniou Breiz Izel fait partie de ceux-ci.

 – A hisser main sur main : Pour hisser les voiles plus légères, on hisse en continu, d’un mouvement sec et régulier. les marins se répartissent de part et d’autre de la drisse . Les chants commencent souvent par une série d’onomatopées. Chanson finie ou pas, on s’arrête dès la manœuvre terminée.

– A hisser en courant :  pour hisser très rapidement, on choisit un rythme rapide, très saccadé, des refrains très courts pour accompagner le pas couru de l’équipe le long du pont. Arrivée à l’extrémité du navire, la bordée revient se mettre en place pour un nouveau trait, si nécessaire.

– Chants à virer : Ces chants sont souvent des chants à répondre. Utilisés notamment pour relever les ancres, ils sont adaptés aux équipements et à leur évolution.

Les paroles de ces chants, d’abord vifs puis plus lents, quand l’effort augmente  dès que l’ancre est à pic, sont souvent  pleins d’humour et de verdeur.

virer au cabestan
  • Virer au cabestan (4) : c’est dans le chant à virer au cabestan que le répertoire français est le plus riche.  Ces airs de marche, rapides ou lents, donnent lieu à des improvisations dans l’esprit du charivari du cabestan.(5) 
  • Virer au guindeau (6) :  on rencontre ces chants surtout dans le milieu des morutiers, terre-neuvas ou islandais, mais aussi sur les grands voiliers car le maniement des pompes de cale se fait sur le même rythme.  

– Chants à compter : A compter le nombre de pelletées quand il s’agit de curer les runs (7) ou encore le nombre de paniers lors du déchargement de la morue par les pelletas. Certains de ces chants alternent couplets en français et couplets en breton.

La musique à bord

moment de détente

Sur les navires français, il n’y a pas de véritables petits orchestres comme les « foofoo bands » anglais ou les orchestres à cordes allemands. Mais il y a des instruments de musique divers et variés pour les moments de détente à bord ou pour accompagner les bordées aux escales. 

L’instrument le plus répandu est l’accordéon diatonique appelé sur certains longs

 courriers « jod’vache ». Il côtoie souvent l’harmonica, le violon, la vielle, malgré la fragilité de l’instrument, le tambourin … et la bombarde et le biniou.

Ces instruments bretons sont à bord de longue date. Déjà, au 18 siècle, la Compagnie des Indes incorporait dans ses équipage un biniou. Bien rémunéré, pouvant être dispensé de quart, il luttait  contre la neurasthénie qui gagnait les équipages souvent composés majoritairement de Bretons lors des longues escales à l’autre bout du monde. 

Dans les années 1890, le biniou kozh côtoie encore les accordéons mais les sonneurs ne sont plus rémunérés. 

Dans la Royale selon le Sieur Auffray , premier chirurgien à bord de la frégate La Dédaigneuse en 1772, « il est bon qu’il y ait à bord un homme touchant de la musette de Bretagne, cela favorise la digestion  et excite à la danse ».

 Sous la Révolution pour lutter contre les défections, le « camarade » Dalbarade, commissaire du peuple, préconise « que l’on donne aux équipages des bignous et des tambourins pour entretenir la joie entre eux ». 

A la différence du fifre et du tambourin utilisés pour transmettre les ordres ou pour les cérémonies officielles, le biniou du bord ne sonne que pour le plaisir des matelots. Du reste, ce musicien reçoit sa paie de l’équipage.

Des 1830, quelques bâtiments ont encore un biniou à bord, mais c’est rare.

Dans la marine nationale, le clairon du bord sera pendant très longtemps surnommé « le  biniou » et sur les voiliers long-courriers, ce terme désignera souvent … l’accordéon !

Au programme de ces musiciens amateurs ? Des chansons de bord, des airs de danses, des mélodies classiques ou des complaintes.

Les rondes sont très appréciées des hommes d’équipage à bord et dans les ports. Sur les quais, dans les ports du Léon, on forme parfois d’immenses cercles de plusieurs centaines de personnes. Deux pas à droite, on lève le pied gauche, deux pas à gauche, on lève le pied droit ! Cette ronde à trois pas, propre au milieu maritime, est issue directement du branle double de la Renaissance. Les contre-danses sont aussi très à l’honneur de Cancale à Paimpol. La plus répandue de ces danses à figures est l’avant-deux ou encore la guédienne où on soulève sa cavalière.

En Bretagne sud, on reste plutôt attaché au laridé, à l’an dro ou à l’hanter dro. Les airs et les chants sont les mêmes que ceux des campagnes. Cela n’a rien de surprenant, car les équipages pour les pêches saisonnières, comme celle du thon ou de la sardine, sont composés, en grande partie, de paysans ou d’artisans de l’arrière-pays qui s’engagent pour une campagne.

A bord, on danse aussi la polka, la mazurka, la valse et, pour les plus agiles des danses à figures plus ou moins acrobatiques comme la gigue ou la matelote identiques aux jigs reels ou hornpipes britanniques et irlandais.

Enfin on écoute les chanteurs conter des histoires effrayantes de combats navals, de naufrages plus ou moins anciens ou de meurtre dans les ruelles sombres des quartiers de marins avec leurs bistrots et leurs hôtesses. C’est sans doute dans ce registre que sont conservées le plus de chansons en breton. C’est ainsi qu’ont survécu jusqu’à nous quelques superbes gwerz comme la Gwerz Penmarc’h  en pays Bigouden  qui raconte le naufrage de la flotte de Penmarc’h vraisemblablement au 16 siècle. ou  Prizonerion en Angleter (8)

Maigre récolte de chants bretons : le collectage des années 1970 est trop tardif. Les matelots de la voile commencent à se faire rare d’autant que les métiers de la mer sont durs et éprouvants. Ainsi, alors que beaucoup de chants spécifiques de la Bretagne sont sauvés de l’oubli grâce, souvent à la mémoire des vieilles femmes, peu le sont concernant le patrimoine maritime. 

HG/YK – Août 2020

Sources :

         « Le chant de marin » les albums du chasse-marée 1989

         « Cap-horniers français”  tome 2 Claude et Jacqueline Briot  ed Chasse-marée

         « Au temps des grands voiliers »  Yves le Scal  ed Interlivre

         « Le temps des thoniers » Dominique Duviard

         « Musique bretonne » Chasse-marée/Armen 

        Cd « Gwerz Penmarc’h » Cabestan

NOTES

  • Edmond de Coussemaker (1805-1876) « Chants populaires des Flamands de France » 1856
  • Le capitaine Armand Hayet (1883-1968) est un des rares officiers du long-cours à s’être intéressé aux coutumes et aux chansons des matelots. Il leur a consacré plusieurs livres qui aujourd’hui font référence. Toutefois le degré d’authenticité des chansons collectées est relatif : le capitaine Hayet lui-même reconnait avoir modifié ou complété certains textes.
  • Le moment de pause après l’effort permet de reprendre son souffle et la position. Mais la drisse est alors légèrement moins retenue et risque alors de filer, entraînant la chute de la vergue. Le chanteur placé au pied de mat, près de la poulie de retour, maillée à plat pont, lance alors habilement une garcette qui s’enroule sur la drisse au cul de la poulie la bloquant temporairement. D’un second geste aussi rapide, il la retire le moment voulu.
  • Le cabestan est un treuil à axe vertical actionné au moyen de barres d’aspect sur lesquels les matelots poussent en marchant par groupe de trois ou quatre sur chaque barre. Sur les grands navires de guerre cette manœuvre pouvait requérir plusieurs dizaines d’hommes.
  • Cette tradition, qui, bien qu’interdite dans la royale depuis le milieu du 19 siècle, se maintient sur les grands navires jusqu’au début du XX siècle. « charivari pour qui ? » crie un matelot tout en poussant sur l’aspect et tous les autres répondent par des imprécations irrévérencieuses à l’égard de la victime désignée, souvent un gradé.
  • Guindeau : guindeau à aspects, sorte de  petit cabestan à axe horizontal en usage sur certains caboteurs et sur les baleiniers (pour hisser le gras des baleines ) puis guindeau à bringuebales ou brimballes. Les bringuebales sont de forts leviers munis de cordelettes pour les actionner en positions haute. Sur les morutiers, virer la chaîne de mouillage pour relever l’ancre afin de changer de lieu de pêche, une manœuvre qui peut durer de 3 à 4 heures ! 
  • Curer les runs consiste sur les terre-neuvas ou les islandais à creuser, depuis l’arrière jusqu’à l’avant du bateau, dans la cale remplie de sel des tranchées dans lesquelles seront empilées les morues une fois pêchées et découpées. Cette opération très éprouvante se réalise pendant le voyage aller, avant d’arriver sur les bancs. Quatre à cinq hommes se relaient toutes les cent vingt pelletées soit environ tous  les ¼ d’heure.
  • Chanson en vannetais recueillie au XIX siècle par l’abbé Larboulette à Plouhinec. Cette complainte date probablement des guerres de l’empire où  nombre de matelots bretons, capturés lors des combats navals, ont croupis sur les tristement célèbres pontons anglais.