Un “Triniou” dans la brume
Nous sommes tout à la fin du 19ème siècle, dans les années 1880-1895. A travers toute la Bretagne, le biniou est de la fête, de toutes les fêtes, profanes ou religieuses, privées ou publiques.
On le rencontre plutôt en compagnie d’une bombarde en Cornouaille et en pays vannetais où l’on reste très attaché au couple de sonneurs « biniou-bombarde » (sonerien daou ha daou). A ce binôme, se joint souvent un troisième compère, le tabouliner (1). Ce trio que l’on rencontre très fréquemment sera même dénommé, par certains écrivains romantiques de l’époque : «L’orchestre national breton».
Mais, afin d’animer noces, fêtes de village, pardons et autres réjouissances, le biniou sait aussi s’adapter et converse volontiers avec d’autres instruments comme le violon, la clarinette, la fameuse treujenn-gaol (2) et, plus tard l’accordéon.
Il s’agit bien évidemment du vrai biniou breton, celui que l’on appelle aujourd’hui le biniou kozh, cet instrument « aux sons criards et discordants, affectant désagréablement l’ouïe, et ne pouvant plaire qu’aux individus qui y sont habitués dès l’enfance», comme l’écrivait le sieur Delivet en 1808 dans son rapport sur « l’hygiène navale » (3).
Ce terrible biniou kozh est composé d’une poche de cuir (ar sac’h) alimentée par un porte-vent (ar sutell), d’un petit chalumeau (al levriad) à anche double percé de sept trous (et non pas six comme la flûte de Pirlouit pour les bédéphiles !) et d’un seul bourdon (ar c’horn-boud) à anche simple, accordé sur la tonique, qui fait entendre un son grave continu.
En pays vannetais, on utilise de préférence un biniou en Sol, avec un son grave et plus chaud, mais en Basse-Bretagne depuis le XVIIIème siècle s’est répandu le biniou kozh en Si bémol avec un levriad si court qu’il faut enlever bien vite un doigt pour espérer pouvoir en poser un autre. Ce biniou kozh produit le son le plus aigu, le plus perçant, que puisse produire un instrument à vent (4). Plus récemment, des instruments dotés de deux bourdons ont été fabriqués.
Bien souvent, à cette époque, l’instrument a aussi et surtout la tonalité que lui a conférée celui qui l’a façonné et s’accorde au mieux avec “sa” bombarde (5).
Mais en Trégor, un son nouveau va soudain percer brumes et crachins. En effet, parmi tous ces sonneurs, il en est un qui se distingue tout particulièrement. Il s’agit d’un certain Jean Guillerm, natif du petit bourg de Belle-Isle-en-Terre, là où le Guer et le Guic se rejoignent pour former le Leguer, près de Guingamp.
Sans doute d’Algérie ou bien de Tunisie, terres lointaines où il a été soldat, Jean Guillerm a rapporté un instrument de musique inconnu. Ce «Triniou» ressemble à un biniou avec une poche un peu plus grande, mais surtout il est doté, non pas d’un ou deux bourdons, mais de trois. La tenue de l’instrument oblige, certes, le sonneur à jouer debout, mais quelles sonorités (6) et quelle prestance ! Le «Triniou» de Jean Guillerm qu’il est possible de voir encore aujourd’hui (7), est en fait une grande cornemuse écossaise, cornemuse qu’il se serait procurée, vraisemblablement, auprès d’un bag-piper au hasard d’une rencontre avec des musiciens d’un régiment écossais de sa gracieuse Majesté (8) dont les troupes parcouraient aussi les contrées du Maghreb.
Accompagné d’un clarinettiste (souvent Victor Nédélec) et de Lenormand au tambour, il rencontre un franc succès dans le Trégor, et même au-delà. De 1880 à 1920, l’animation de beaucoup de mariages, de pardons, de fêtes communales leur est confiée.
Car Jean Guillerm (1857-1922) n’est pas un simple sonneur traditionnel. Non. non! Il sait lire la musique et c’est un excellent instrumentiste « multi-cartes ». Il semble qu’il sache jouer de la trompette, de la clarinette, du hautbois-musette et même peut-être du violon ! Avec son ami Nédélec, n’a-t-il pas remporté un grand concours de musique à Saint-Brieuc en 1880. comme l’atteste la médaille de la ville qui orne fièrement son instrument ?
Et puis Jean Guillerm se distingue aussi car, en représentation, il ne s’habille pas à la mode trégoroise : il a pour habitude de mener les cortèges, vêtu d’un somptueux costume glazic au chupenn (veste) et au jiletenn (gilet) colorés et richement brodés (9) comme l’attestent les photos d’époque et quelques cartes postales.
S’il s’agit de la première cornemuse écossaise connue en Bretagne, peut-on considérer cette introduction comme le point de départ de l’adoption de cet instrument par les sonneurs bretons ? Certainement pas, car jusqu’en 1930, on ne dénombrera que cinq cornemuses en Bretagne (10). On notera d’ailleurs que les heureux propriétaires de ces diaboliques instruments sont essentiellement des citadins. Connaissant peu la musique bretonne traditionnelle conservée plutôt dans le milieu rural, ces « cornemuseux » s’efforceront maladroitement de réinventer et d’adapter à leurs instruments une musique bretonne qu’ils pensent presque disparue.
C’est en 1932, qu’est créée la première association dédiée à la promotion de la cornemuse … à Paris, la Kenvreuriez ar Viniouerien (KAV ou “La confrérie des joueurs de biniou”) à l’initiative d’Hervé Le Menn, Dorig Le Voyer et Robert Audic. Ces sonneurs, autodidactes, créent une formation inspirée des pipe-bands découverts lors d’un voyage en Ecosse. L’ensemble se produit en région parisienne naturellement, mais aussi lors des rares fêtes organisées « au pays » par les régionalistes.
Cette formation, (au départ quatre bag-pipes, deux binious kozh, trois bombardes et un tambour !) utilise des instruments très disparates rendant l’accord très délicat, voire impossible. Très vite, naît donc l’idée de fabriquer une cornemuse spécifiquement « bretonne », appelée “biniou braz”, (grand biniou) par opposition au biniou kozh avec des résultats plus ou moins heureux. Au final, ce sera la bombarde qui évoluera pour se marier avec la cornemuse écossaise et non l’inverse. Mais ces recherches, notamment conduites par Dorig Le Voyer qui s’est formé à la lutherie auprès d’un facteur de hautbois parisien, influenceront profondément l’évolution de la musique instrumentale bretonne.
En 1943, germe l’idée de créer en Bretagne une structure comparable à la KAV. Dorig Le Voyer, Robert Marie, Hervé Le Menn et Polig Monjarret créent alors à Rennes l’association Bodaleg ar Sonerion (BAS-Assemblée des sonneurs de Bretagne) qui sera de suite une association très dynamique.
En 1948, apparaissent les premiers bagadoù. A partir des années 50, la cornemuse des Highlands, appelée “biniou bras”, importée ou fabriquée sur modèle par des luthiers locaux, tend à s’implanter partout en Bretagne.
Mais tout ceci est une autre histoire.
HG/ YK – mars 2022
- Tabouliner : le joueur de tambour. Instrument indispensable des « musiciens » annonceurs, le tambour fait partie du paysage musical sous l’ancien régime en Bretagne, comme ailleurs. Les joueurs de tambour accompagneront les couples bombarde-biniou ou les joueurs de clarinette jusque vers 1900/1920.
2. Treujenn-gaol : ou trognon de chou, c’est ainsi que les sonneurs de bombarde traditionnels désignaient avec condescendance et mépris la clarinette à treize clés introduite au 18ème siècle dans toutes les provinces françaises. En Bretagne, cette treujenn-gaol sera très populaire en particulier dans le Centre- Bretagne et le sud-Trégor. Son usage avait presque disparu quand, dans les années 1970, des groupes l’ont remise à l’honneur.
3. cf. l’article de ce site intitulé « Contribution bretonne à la culture maritime »
4. Le son du Si bémol aigu du biniou kozh est à une fréquence de près de 1870 Hertz (cf Article « Gamme naturelle et gamme tempérée » ). Le son du biniou kozh est, dit-on, audible à plus d’une lieue ! La lieue métrique française qui vaut exactement 4 km ? La lieue terrestre ou lieue commune de France qui vaut 1/25 de degré du périmètre terrestre, soit exactement 4,444 8 km ? La lieue marine qui vaut 1/20 de degré du périmètre terrestre, soit 3 milles marins ou exactement 5,556 km ? (nous laissons au lecteur le choix de la définition à retenir, chacun fait comme … il l’entend)
5. Qui sont-ils ces premiers luthiers ? Le charron, le menuisier du village ? Le dépositaire mystérieux d’un savoir-faire transmis de générations en générations ? Avec un outillage des plus rudimentaires, « on » assemble une peau de chien tannée, un cuir solide et compact garantissant une bonne étanchéité, avec des pièces en bois, tournées et percées le plus souvent dans des morceaux de buis dont le long séjour dans le courant d’un cours d’eau, puis sous un tas de grain au fond d’un grenier, a expurgé la sève ? Plus tard, on utilisera aussi l’ébène, un bois noir, lisse et dense que débarquent les navires de la Compagnie des Indes sur les quais de Lorient et l’on s’essaiera à la fabrication de binious dotés de deux bourdons.
6. La cornemuse écossaise (bag-pipe) a la particularité de sonner une octave plus bas que le biniou kozh en Sib, ce qui la met à l’unisson avec une bombarde de même tonalité. De plus, la perce et la facture particulières du chanter (chalumeau) permettent au sonneur de produire des ornementations variées (et pouvant être complexes), ce qui conduit à donner beaucoup de relief au jeu, dans l’interprétation des morceaux.
7. Sa cornemuse, ses partitions et ses habits ont en effet été offerts par ses héritiers à l’association Dastum Bro Dreger . Cette dernière a notamment présenté ces pièces lors d’une exposition au château de Tronjoly (Gourin- concours des sonneurs- septembre 2018)
8. La formation écossaise de type pipe-band est apparue dans les régiments écossais vers 1850. Ce n’est qu’au lendemain de la première guerre mondiale que le pipe-band se fait aussi civil.
Selon d’autres sources, cet instrument qui lui aurait été confié, aurait été importé d’Ecosse par le poète Charles Le Goffic (1863-1932), vice-président de l’Union Régionaliste Bretonne, créée en 1898 et barde d’honneur du Gorsedd de Bretagne sous le nom d’Eostik ar Garante, le Rossignol de l’Amour. Mais qu’importe. puisque ne dit-on pas que la cornemuse écossaise serait issue d’un instrument utilisé pour rythmer la marche des légions romaines venues d’Orient conquérir la verte Albion ! Cette cornemuse « originelle » n’était dotée que d’un seul bourdon ténor, le deuxième sera ajouté par les sonneurs irlandais et écossais ; le troisième bourdon (basse) lui, n’apparaîtra qu’entre le XVIIème et le XVIIIème siècle,
9. Il aurait fait tailler et broder ce costume chez un tailleur de Douarnenez. Cette façon de se présenter a eu d’autant plus de succès qu’en Trégor, dès 1830/1850, les hommes ont déjà presque tous abandonné le costume traditionnel pour adopter des tenues « de ville » sévères et ternes, avec petit gilet et veste à revers, ne conservant au mieux que le chapeau à guides
10. Le second bag-pipe sera acheté pendant la grande guerre par un … Alsacien, Marcel Weiss (premier architecte de la ville de Paris, érudit et passionné par la culture celtique) qui confiera l’instrument à Marcel Lebouc, un «émigré» originaire de Dinan. Plus tard, ce dernier, qui se fera appeler le « bag-piper breton », enregistrera quatre disques 78 tours.
En 1927, lors de la fête inter-celtique de Riec-sur-Belon, Marcel Boulig s’en procurera une auprès d’un piper écossais et huit jours plus tard, Gildas Jaffrenou recevra « sa cornemuse de guerre » avec laquelle il deviendra le sonneur attitré du Gorsedd qui a alors à sa tête, le druide et écrivain Taldir qui est son père.
Enfin, un Parisien natif de Hanvec achètera la cinquième cornemuse en 1928. Cinq cornemuses en 30 ans !
Sources : « Musique bretonne » Histoire des sonneurs de tradition
« Bagad » vers une nouvelle tradition
« Musiciens autrefois en Bretagne »
Et l’excellent reportage en breton et sous titré en français de FR3 Bretagne :
Consultation internet et souvenirs pas de cette époque (non, non !) mais d’une exposition passionnante à Gourin.