Physique cantique en Bretagne
Ce n’est qu’à partir des années 60 et plus précisément à partir du Concile Vatican II (1962) que l’usage des langues locales sera autorisé pour la célébration de la messe et des offices. Auparavant, seul le latin est permis. Ite missa est, mais alors pourquoi tant de vieux cantiques en Bretagne ?
Plutôt qu’au travers des offices, c’est grâce à l’effort d’évangélisation des campagnes dès le XVème siècle et grâce à la vigueur de la pratique du “Pardon” en Bretagne que l’on doit sans doute la richesse et la sauvegarde du répertoire des cantiques bretons.
Le terme de ” missions ” évoque naturellement les campagnes d’évangélisation menées au Brésil, aux Philippines, au Japon, en Chine, ou en Inde à la suite des grandes aventures maritimes des XVI ème et XVII ème siècles. Mais, à cette époque, nul besoin d’aller au bout du monde pour rencontrer des « sauvages » ou tout du moins des paysans analphabètes et peu férus de religion. Ils sont nombreux dans la campagne bretonne !
L’évangélisation des paysans et des villageois est conduite sous la forme de “missions pastorales” confiée à des gens d’église formés à cet effet. Elles consistent à aller à la rencontre des habitants d’une paroisse et à tenir des réunions animées par un ou plusieurs prédicateurs, souvent accompagnés de femmes plus facilement accueillies avec bienveillance. Ces réunions se tiennent, durant quelques jours, voir une semaine entière, dans la maison ou la ferme d’un participant plutôt que dans une église ou une chapelle où la parole serait moins libre (d’autant que ces interventions sont plutôt perçues comme une inquisition par le clergé local). Souvent, à la clôture, une simple croix ou un grand crucifix sont érigés, en un lieu public proche, comme témoignage de la mission.
On y pratique des exercices spirituels (récitation du chapelet, confessions…), on y écoute des prêches enflammés ainsi que des récits, adaptés de la Bible ou de la vie des saints, souvent délicieusement terrorisants, mais on y apprend et on y chante aussi de très nombreux cantiques.
Les historiens citent fréquemment Dom Mikêl an Nobletz (1577-1652) (1), comme le premier et l’un des plus vigoureux de ces missionnaires. Il a particulièrement parcouru la Basse-Bretagne, n’hésitant pas à s’exprimer en breton pour mieux se faire comprendre. Il est l’inventeur d’une méthode pédagogique innovante basée sur les taolennoù, (2) ainsi que sur des recueils de cantiques en langue vernaculaire à savoir donc le breton.
Son disciple le Père jésuite Julien Maunoir (1606-1683) (3) prendra le relais en publiant en 1642 un nouveau recueil de cantiques. “Les cantiques de Dom Michel et de Julien Maunoir”. En effet s’il reprend à son compte l’usage des fameux taolennoù, il s’appuie davantage sur les cantiques. Cette tradition du chant “missionnaire” sera poursuivie par Louis-Marie Grignon de Montfort (1673-1716) (4).
Ces cantiques, appris par cœur, seront chantés pendant trois cents ans par les Bretons bretonnants. La proximité avec la musique profane est plus ou moins acceptée par l’ensemble du clergé et l’utilisation d’un breton truffé de gallicismes (5). apprécié semble-t-il à l’époque, sera source de nombreuses critiques par la suite.
Les missions pastorales sont tombées en désuétude dans les années 1960, mais les cantiques bien appris ont survécu.
Mais n’oublions pas non plus la tradition très importante du ” pardon ” qui repose sur une double culture à la fois chrétienne et celtique.
Le pardon, apparu au XVème siècle, commence généralement par une messe suivie d’une procession vers un lieu sacré, une église, une chapelle, voir une fontaine, selon un parcours bien défini, et se termine très souvent par une fête populaire où la musique et la danse tiennent une grande place. Avec près de six mille chapelles, environ cinq cents saints dotés de pouvoirs extraordinaires, il y de quoi faire ! Et puis, si les saints sont là pour soulager les malades ( par exemple au pardon de Notre-Dame-de- Rumengol ) ou conforter des corporations (pardon de saint Yves à Tréguier pour les avocats) d’autres pardons ont pour objet la bénédiction des animaux en particulier des chevaux ( pardon de Clohars-Fouesnant ou de Penvénan) et des bovins ( pardon de saint Herbot près du Huelgoat ou de saint Cornély à Carnac) ou plus original le pardon des oiseaux ( pardon de Toulfoën à la lisière de la forêt de Clohars-Carnoët, à proximité de Quimperlé. Il ne faut pas oublier bien sûr les innombrables pardons liés à la bénédiction des bateaux dans les villes et villages en bord de côte. Enfin, il convient de citer les curieux pardons “mud” (muet) aux origines sans doute bien plus anciennes, tel celui de la Chapelle de Ty Mamm Doué à Kerfeunten près de Quimper ou les fidèles précédés d’aucun prêtre marchaient en silence. Mais là pas question de cantique naturellement !
Nombreux au temps de la Renaissance, presque disparus avec la Révolution française, les pardons retrouvent toute leur vigueur et tout leur lustre à la fin du XIX ème siècle et au début du XX ème siècle. Des cantiques spécifiques à tel ou tel pardon sont composés avec des paroles écrites en fonction de l’objet du pardon ou de l’endroit où il se déroule. Les compositeurs de ces cantiques, aux très nombreux couplets égrainés au fil de la procession, utilisent souvent des mélodies très connues (6) comme le cantique du pardon de Notre-Dame-de-Quelven (7) réécrit en 1889 (en orthographe phonétique) par François-Marie Falquérho, prêtre du diocèse de Vannes ( écouter ).
On dénombrerait encore aujourd’hui plus de deux mille pardons en Bretagne ! En mai 2020, les pardons ont du reste été inscrits à l’inventaire du patrimoine culturel immatériel en France à l’initiative de Bretagne Culture Diversité.
De nos jours, trois diocèses, ceux de Quimper. Saint-Brieuc et Vannes possèdent une grande partie des nombreux recueils plus ou moins anciens répertoriant ainsi des centaines de cantiques parmi lesquels les plus beaux sont bien sûr ceux du pays vannetais avec leur tonique en Fa … bien que le plus chanté à travers le pays breton est peut-être le cantique du Léon : ” Da feiz hon tadoù koz” .(écouter) . ” A la foi de nos ancêtres”.
Pour partie, seules les paroles de ces cantiques sont consignées. Les multiples couplets sont juste accompagnés de la mention « air connu » ou au contraire « air nouveau ». Quelle importance puisque qu’on ne savait pas lire et encore moins déchiffrer l’écriture musicale !
Chantés par des chorales, repris par des solistes ou interprétés sur des instruments, en particulier la bombarde et l’orgue, ces cantiques sont aujourd’hui au programme de nombreux concerts et font l’objet d’une discographie importante. On peut citer, par exemple, les albums d’Anne Auffret. de Yann-Fañch Kemener, de Jean Le Meut, et de chorales comme les Kanerien Bro Leon, les Kanerion Pleuigner, les Mouezh Paotred Breizh, la Manécanterie Saint-Joseph de Lannion, la Psalette de Tréguier ou les Chœurs de la Maîtrise de Sainte-Anne d’Auray.
Certaines mélodies de ces cantiques bretons ont eu tellement de succès que des paroles en français ont été écrites, afin d’en faire des cantiques chantés partout à travers la France : le chant « O viens sagesse éternelle » qui est une reprise du cantique de communion ” O aelez ar baradoz ” recueilli et harmonisé en 1933 par G Arnoux ( écouter ) ou encore ” La nuit qu’il fut livré, le Seigneur prit du pain ” est écrit sur l’air du cantique”Lavaromp ar chapeled” ( écouter ) recueilli et publié par Roger Abjean en 1985 (8)
HG,/YK juillet 2022
Sources :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Mission_(paroissiale) https://fr.wikipedia.org/wiki/Tableaux_de_mission https://fr.wikipedia.org/wiki/Pardon_(cérémonie)
Histoire de la Bretagne et des pays celtiques – Ed. Skol Vreizh
Louis Elégoët – Bretagne – une histoire CRDP de Bretagne – 1999
- (1) Michel Le Nobletz (1577-1652) nait au manoir de Kerodern en Plouguerneau dans une famille léonarde aisée, de petite noblesse. A 18 ans, son père l’envoie rejoindre ses quatre frères à l’université de Bordeaux. A ses dispositions pour les études, s’ajoute son talent d’escrimeur qui l’ont très vite conduit à fréquenter les tavernes où il prend la défense des étudiants bretons souvent l’objet de toutes sortes de moqueries. En 1597 on le retrouve donc ensuite à Agen où il suit l’enseignement des jésuites qui souhaitent former une élite missionnaire.
Passage à Toulouse, retour à Bordeaux, séjour à Paris : c’est un étudiant acharné qui apprend les langues anciennes comme le latin, le grec, l’hébreu, ainsi que les mathématiques. En 1607, il est ordonné prêtre à Paris.
De retour en pays Léon, où on lui propose un poste important et lucratif, il préfère se faire construire. à Plouguerneau, une sorte de cellule au milieu des rochers de la plage de Treménac’h. Il y demeure toute une année dans le dénuement et l’ascèse, ne mangeant qu’une fois par jour une écuelle de bouillie d’orge … sans beurre !
Commence alors la période missionnaire : d’abord tout autour de Plouguerneau puis dans les îles, Ouessant, Molène, Batz. Installé au Conquet, il est rejoint par sa sœur Marguerite et une ancienne élève de l’école de cartographie du Conquet qui lui réalise le matériel pédagogique avec lequel il va parcourir la Cornouaille de 1606 à 1616.
Le voilà à présent prédicateur à Douarnenez (1617-1639), mais son zèle à fustiger la richesse, l’hypocrisie ou la débauche des uns et des autres, fait qu’il est dénoncé en chaire à son tour et Michel le Nobletz dit le « prêtre fou » est alors suspendu de toute fonction.
Retour au Conquet d’où, pendant treize ans et jusqu’à sa mort, il continue l’évangélisation du Bas-Léon.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Michel_Le_Nobletz
- (2) Taolennoù : des scénettes peintes sur des panneaux de bois à assembler, des tentures à tendre entre des piliers, le long d’un mur ou encore de simples feuilles de papier ou de carton. Pierre-Jakez Helias dans son ouvrage « Le cheval d’orgueil » raconte très bien l’effet sur l’assistance de ces scénettes décrites avec véhémence par les missionnaires. Après avoir chanté le cantique des tables :
Sellit pizh ouzo an taolennoù (Regardez de près les tableaux)
A zo melezour hon eneoù … ( qui sont le reflet de nos âmes …)
le missionnaire attaque la description des différents tableaux : l’enfer avec ses flammes et ses démons ou encore les péchés capitaux sous forme d’animaux comme la vipère pour l’envie ou le crapaud pour l’avarice
Un tableau de mission est (ou était ?) visible au musée Bernard d’Agesci de Niort. Découvert fortuitement en pièces détachées dans une remise du dit musée, il a été patiemment remonté par un conservateur observateur et… céphaloclastophile.
- (3) Julien Maunoir (1606-1653), né à Saint-Georges-de-Reintembault en Ille-et-Vilaine, suit d’abord des études au collège jésuite de Rennes, puis étudie la philosophie à La Flèche. Alors qu’il enseigne le grec et le latin à Quimper, il reçoit la visite de Michel Le Nobletz qui lui demande de poursuivre son œuvre d’évangélisation des campagnes bretonnes. A cet effet, le père Maunoir doit apprendre le breton. Un peu comme Yakari (clin d’œil aux jeunes BDphiles ), il aurait alors reçu la révélation de la langue bretonne dans la chapelle de Ty Mamm Doue à Kerfeunteun près de Quimper où se perpétue toujours le souvenir de l’action du Père Maunoir. Néanmoins, il lui faudra deux ans pour pouvoir utiliser le breton lorsqu’il visite les malades ou pour enseigner le catéchisme !. Dans ses missions il se servira bien sûr des fameux « Taolennoù », mais utilisera de préférence les cantiques, bretons ou français. Il dirigera près de 400 missions en Basse-Bretagne. Il sera béatifié le 4 mars 1951 et élevé au rang des protecteurs de la Bretagne même si son action au service de la langue et la culture bretonne est contestée par certains comme Jean Markale qui considérait que son action était largement soutenue par le pouvoir français pour mettre au pas le peuple breton qui avait tendance à se révolter un peu trop facilement…
https://fr.wikipedia.org/wiki/Julien_Maunoir
- (4) Louis-Marie Grignon de Montfort (1673-1712) naît à Montfort-la-Cane aujourd’hui Montfort-sur-Meu à 30 km à l’ouest de Rennes. Elève des jésuites dès douze ans à Rennes, il poursuit des études religieuses au séminaire Saint-Sulpice à Paris et est ordonné prêtre en 1700. En 1703, il fonde à l’hôpital de Poitiers avec Marie-Louise Trichet et Catherine Brunet la congrégation enseignante et hospitalière des Filles de la Sagesse. En 1715. celles-ci s’installeront
- à La Rochelle où Jean-Marie Grignon a lui-même résider un temps ( de 1711 à1715 ). Avec deux autres prêtres, qui resteront ses collaborateurs jusqu’à sa mort, il fonde. en 1705, la Compagnie de Marie qui plus tard se scindera en deux : une congrégation de frères missionnaires, la confrérie des Pères montfortains et celle des Frères du Saint-Esprit qui au XVII ème siècle deviendront les Frères de Saint-Gabriel orientée vers l’éducation chrétienne des jeunes. Lui-même se consacre à la prédication dans des missions pastorales et assure près de 70 missions dans les diocèses de Rennes et de Nantes entre 1704 et 1716. . Mort et enterré à Saint-Laurent-sur+ Sèvre en Vendée, il sera béatifié en 1888, puis canonisé en 1947.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Louis-Marie_Grignion_de_Montfort
- (5) Cette façon de parler, et d’écrire le breton sera appelée par ses détracteurs le « brezoneg beleg » , le breton d’église. Au XIXème siècle, une réécriture dans un breton plus savant, expurgeant les expressions et les termes français, sera effectuée notamment sous la conduite de l’abbé Jean-Guillaume Henry. Ce nouveau breton parfois incompris des paroissiens sera dénommé le « brezonneg gador », le breton de chaire.
- (6) En particulier un certain nombre de cantiques empruntent leur mélodie aux air recueillis et consignés dans le Barzaz Breiz de Théodore- Hersart de La Villemarqué comme par exemple le cantique du purgatoire qui se chante sur l’air du chant des trépassés. ( écouter )
- (7) Le pardon de Notre-Dame-de-Quelven près de Pontivy fut très longtemps un des plus grands pardons de Bretagne ou pour le moins de l’évêché de Vannes, avant d’être supplanté par celui de Sainte-Anne-d’Auray … à Sainte-Anne-d’Auray.
(8) Roger Abjean (1925-2009) est né à Pouider près de Lesneven dans une famille bretonnante. Il n’apprendra le français qu’à l’âge de sept ans. Vicaire-instituteur sur l’île de Sein, il sera par la suite maître de chapelle à Landivisiau puis vicaire de la chapelle Saint-Mathieu de Morlaix. Outre la collecte et les arrangements de nombreux cantiques et un certain nombre de compositions originales, on doit à ce musicien la création de chorales d’hommes inspirées de ce qui se fait au Pays de Galles.( Kanerien bro Leon, Paotred Breiz)
https://fr.wikipedia.org/wiki/Roger_Abjean
Liste de cantiques bretons :
A partir de la ligne 301 dans le répertoire des chansons bretonnes :