Vous parlez « tcheu-tcheu » ?

Le français est parlé avec des accents parfois très différents, selon que l’on soit dans le nord ou le sud de la France par exemple ou selon que l’on se trouve en Belgique, en Suisse ou au Québec. Il en est de même en Bretagne  pour le breton. On distingue dans la partie historiquement brittophone quatre « pays » principaux : le Léon, la Cornouaille, le Trégor et le Vannetais..

Si les accents sont relativement similaires dans les trois premiers pays, (ce qui a permis de codifier facilement la langue bretonne que l’on appelle le KLT (1)), il en va différemment   du breton parlé dans le pays vannetais : il s’écrit avec une orthographe particulière et l’accent vannetais est un accent dit « plat », similaire à l’accent « français », alors que le KLT possède un accent tonique très appuyé, en général sur l’avant dernière syllabe.

Plusieurs questions viennent à l’esprit :

  • Comment se caractérise le breton vannetais par rapport au KLT ?
  • Comment explique-t-on les particularités constatées ?
  • Un locuteur vannetais et un locuteur KLT peuvent-ils se comprendre ? (idem concernant la lecture)

L’aire géographique où le breton vannetais est pratiqué est circonscrite aux limites suivantes :

A l’ouest, une ligne Arzano, Saint-Tugdual.

A l’est, une ligne Kergrist, Moréac, Saint-Jean-Brévelay,Theix, Sarzeau

Au nord, Mellionnec et Lescouët-Gouarec.

Au sud,….L’Océan Atlantique sans oublier l’île de Groix. (Enez Groe) et Belle-Ile (Enez ar Gerveur)

Cela représente environ 25 000 locuteurs sur les 200 000 bretonnants actuellement dénombrés en Bretagne.

  1. Comment se caractérise le breton vannetais par rapport au KLT ?
  • D’abord, comme cela a été déjà mentionné, par une absence d’accent tonique.
  • Puis par les « gw » prononcés « tcheu » et « djeu », ce qui donne pour Gwened (Vannes) « tcheuned », alors qu’en breton KLT on prononcera « gouéned ». De même, ket est prononcé « tchèt » dans: n’eo ket… (ce n’est pas…).

C’est là le fameux chuintement caractéristique du breton vannetais : « tcheu ! » « tcheu ! ». C’est un phénomène que l’on appelle la palatisation.

Le « z », quant à lui, est prononcé « h », légèrement expiré, ce qui donne « brèh » pour « Breizh (Bretagne) prononcé « breïz » en KLT.

Il y a bien d’autres différences, comme par exemple pour les terminaisons «où » en KLT, prononcées « eu » en vannetais  ou encore les terminaisons « ien » en KLT, prononcées « ion » en vannetais.

Exemples : An avaloù (les pommes) devient An avaleu en vannetais

ou encore Ar sonerien (les sonneurs) devient Ar sonerion

  • Ensuite, par une syntaxe qui parfois aurait conservé la structure ancienne du breton délaissée par le KLT.

Exemple : me ‘ia d’hou kuélet (Je vais vous voir en vannetais), alors qu’en KLT, on préfèrera dire : Me ‘ya da welet ac’hanoc’h, même si l’on rencontre aussi la forme, peu usitée: me ‘ya d’ho kwelet.

  • Enfin, par une graphie spécifique et un vocabulaire parfois différent. Mais si certains mots semblent différents, cela peut être dû à leur orthographe qui traduit phonétiquement la prononciation vannetaise.

 Voici quelques exemples :

Breton vannetais Breton KLT Français
Coed Koad Bois
Bout Bezañ Etre
Ar War Sur
Golhein Gwalc’hiñ Laver
 Get Gant Avec

Certains ont pu voir dans quelques mots vannetais des similitudes plus fortes avec le gallois que celles observées pour le KLT. Ceci est peut-être dû à des coïncidences liées à l’orthographe.

Jardins au pied des remparts de Vannes

Il n’en demeure pas moins que le gallois est une langue celtique de la famille brittonique comme le breton (et le cornique autrefois parlé en Cornwall). Le gallois et le breton auraient été très semblables avant l’an 1000. Ils ont par la suite divergé au point qu’aujourd’hui les deux langues ne sont plus inter-compréhensibles.

  • Comment explique-t-on les particularismes du breton vannetais ?

 C’est un vaste sujet. On peut d’ailleurs se poser la même question en ce qui concerne le KLT…

On trouve sur ce sujet deux thèses principales. Celle de Joseph Loth  (2) et celle de François Falc’hun (3).

  • La thèse de Joseph Loth :

La langue bretonne a été apportée en Armorique par les bretons insulaires venant du pays de Galles et de Cornwall, qui fuyaient sous la poussée des Anglo-Saxons. Les immigrations bretonnes se sont poursuivies du 4ème au 6ème siècle. Le breton aurait ainsi peu à peu supplanté  les parlers  locaux gallo-romains. Joseph Loth considère en effet que les idiomes gaulois  avaient déjà disparu  en Armorique à cette époque. Dans le pays vannetais, le breton aurait ensuite évolué sous l’influence des parlers romans présents à l’est de la péninsule. Il en aurait aussi pris l’accent.

  • La thèse de François Falc’hun :

François Falc’hun estime, quant à lui, que le gaulois, qui était une langue celtique de la famille des langues brittoniques,n’aurait pas disparu à l’arrivée des Bretons insulaires en Armorique. Le gaulois aurait été particulièrement vivace du côté de Vannes. Le breton se serait alors franchement imposé dans le Léon, La Cornouaille et le Trégor compte tenu de l’apport plus important des populations bretonnes insulaires que dans le pays vannetais. Le breton aurait évolué au pays vannetais au contact du gaulois, mais aussi des parlers gallo-romans proches. D’où l’accent vannetais qui serait en fait… l’accent gaulois !

Il est difficile de se prononcer sur ces deux thèses. Le débat reste aujourd’hui encore ouvert. Il faut être très prudent sur les hypothèses avancées, tant les chercheurs travaillent sur des éléments  ténus et partiels, sujets à interprétation : toponymie, lexicographie… preuves historiques bien fragiles.

On en vient aujourd’hui à proposer une autre explication aux évolutions dialectales du breton. Depuis l’époque des premières migrations, le breton, comme toute langue, a évolué. On distingue le « vieux-breton » jusqu’en l’an 1000/1100, puis le « moyen breton » du Moyen Age jusqu’au 18ème siècle et enfin, le « breton moderne », tel que parlé aujourd’hui.

On sait que les évolutions dialectales se sont faites au niveau du Moyen Age sous l’influence de différents facteurs. On pense en premier lieu aux échanges commerciaux et aux zones d’expansion économique mais il ne faut pas sous-estimer les facteurs historiques comme le rôle des diocèses qui voulaient utiliser leur parler propre pour les prédications ainsi que l’adoption du français par les élites, reléguant la langue bretonne à l’usage du monde rural etc…

Remarque : Il faut noter que le dernier souverain  breton utilisant la langue bretonne a été Alain IV Fergant mort en 1112 ! Après plusieurs péripéties, la couronne ducale est passée ensuite à des ducs d‘origine française (lignée capétienne de Pierre 1er Mauclerc) parlant essentiellement français, qui ne se sont jamais préoccupés du breton.

Il peut paraître étonnant que dans ce contexte, la langue bretonne ait survécu en conservant une grande cohérence. Cela ne peut s’expliquer que par la vitalité d’une société rurale qui a assuré la transmission orale de sa langue au cours des siècles passés !

C’est ainsi que des linguistes ont pu, dès le 19ème siècle, et certains bien avant, étudier la langue bretonne et la codifier au plan orthographique.

  • Un locuteur vannetais et un locuteur KLT peuvent ils se comprendre et se lire ?

D’emblée, non. Sauf avec un minimum d’apprentissage. C’est un peu comme pour le français et le « québécois ».  Il est nécessaire d’acquérir certains mécanismes de correspondance. C’est ainsi que, par exemple, dans les émissions Bali-Breizh en breton (sous-titré en français) on peut voir sur le plateau ou dans les reportages des locuteurs vannetais et KLT converser ensemble sans trop de difficulté. Il en est de même pour la lecture.

Exemples : deux textes extraits du CD « Le chant de la bombarde» d’André le Meut (mai 2011)

En aval oranj (l’orange)

Breton vannetais (Breton KLT) Traduction française

Chelèulet, tud ieuank – (Selaouit,tud yaouank) Ecoutez jeunes gens

Hag er ré gouh eùe – (Hag ar re gozh ivez) Et aussi les anciens

Me ‘ia de gontenn deoh, o, o – (Me ‘ya da gontañ deoc’h, o, o) Je vais vous raconter, oh, oh

Ur sonenn a neùe – (Ur son nevez) Une nouvelle chanson

Sõnenn Elen (la chanson d’Hélène)

Breton vannetais ( Breton KLT ) Traduction française

Mar faot deoh-hui me diméein, – (Ma faot deoc’h c’hwi ma dimeziñ,) Si vous voulez me marier

Ar ur hamenér,’gomzet ket dein – (Eus ur c’hemener, ne gomzit ket din,) Ne me parlez par d’un tailleur,

… Mès kentoh ag ur soner ! – (…Met kentoc’h eus ur soner !) … Mais plutôt d’un sonneur

                                                                                                          YK –octobre 2019

  • (1) KLT : Kerne (Cornouaille) – Leon (Léon) – Treger (Trégor)
  • (3) François Falc’hun : chanoine (né et mort à Bourg-Blanc, 1909-1991). Il  était un linguiste et phonéticien breton. Nommé prêtre en 1933 et fait chanoine honoraire en décembre 1949, il fut professeur d’Université, d’abord à Rennes, puis à Brest. Il est l’auteur de nombreux ouvrages sur la langue bretonne.
  • https://fr.wikipedia.org/wiki/François_Falc%27hun