Sur un air de série….

            Quelle série ? Quelle saison ? Quel épisode ? Demanderait sans doute immédiatement un « d’jeune », en quittant son écran des yeux, juste le temps du questionnement. Mais la série dont il est question ici est bien plus ancienne que « Les feux de l’amour » ou même que « Love Lucy » (1) qui est considérée comme la première série télévisée moderne. Non cette série …

      …Vous la découvrirez dans le Barzaz Breiz (2), ouvrage bilingue breton-français, écrit et publié une première fois à compte d’auteur en 1839 par Théodore Hersart, vicomte de La Villemarqué (1815-1895) (3). C’est même par ce chant étrange que débute cet épais recueil de chansons bretonnes, chansons collectées par l’auteur lui-même ou déjà dès la fin du XVIIIème siècle par sa mère et quelques-uns de ses amis. 

      Cette mélodie, ou plutôt cette mélopée populaire, « Ar rannoù » («Les séries »), a depuis été reprise et adaptée par de nombreux chanteurs tels que les sœurs Goadec, les frères Morvan, Anne Auffret, Denez Prigent. Yann-Fañch Kemener, Louise Ebrel, sa fille Annie ou des groupes comme le groupe Glaz. 

En voici la musique et les paroles (Extraits tirés du Barzaz Breiz – ed 1973) et une interprétation par Yann Fañch Kemener :

Ann drouiz  Daik, mab gwenn Drouiz ; ore ;
Daik, petra fed d’id-de ?
Petra ganinn-me d’id-de ? 
Ar bugel – Kan d’in euz a eur rann,
Ken a oufenn breman.
 Ann drouiz – Heb rann ar Red heb-ken Ankou, tad ann Anken ;
Netra kent, netra ken.
Daik, mab gwenn Drouiz ; ore 
Daik, petra fed d’id-de ?Petra ganinn-me d’id-de ?
 Ar bugel – Kan d’in euz ar zaou rann,
Ken a oufenn breman.
 Ann drouiz – Daou ejenn dioc’h eur gibi ;
O sachat, o soubeti 
Edrec’hit ann estoni !
Heb rann ar Red heb-ken ;Ankou, tad ann Anken ;Netra kent, netra ken.
Daik, mab gwenn Drouiz ; ore ; etc. 
Ar bugel – Kan d’in euz a dri rann, etc. 
Ann drouiz – Tri rann er bed-man a vez 
Tri derou, ha tri divez,
D’ann den ha d’ann derv ivez.
Teir rouantelez Varzin ;
Frouez melen  ha bleun lirzin ;Bugaligou o c’hoarzin.
Daou  ejenn dioc’h eur gibi, etc.
Heb rann ar Red  heb-ken, etc.
Daik, mab gwenn Drouiz ; ore ; etc.

Hag all….  Betek ar sifr 12. (Barzaz Breiz – ed 1973) 







Le druide -Tout beau, bel enfant du Druide ;
Réponds-moi ; tout beau,
Que veux-tu que je te chante ? 
L’enfant – Chante -moi la série du nombre un,
Jusqu’à ce que je l’apprenne aujourd’hui.
 Le druide – Pas de série pour le nombre un : la Nécessité unique,
Le Trépas, père de la Douleur ;
Rien avant, rien de plus.Tout beau, bel enfant du Druide ;
Réponds-moi ; tout beau,
Que veux-tu que je te chante ?
 L’enfant – Chante-moi la série du nombre deux,
Jusqu’à ce que je l’apprenne aujourd’hui. 
Le druide – Deux bœufs attelés à une coque ;
Ils tirent, ils vont expirer ;
Voyez la merveille !
Pas de série pour le nombre un : la Nécessité unique,
Le Trépas, père de la Douleur ;
Rien avant, rien de plus.
Tout beau, bel enfant du Druide ; etc.
 L’enfant – Chante-moi la série du nombre trois, etc. 
Le druide – Il y a trois parties dans le monde ;
Trois commencements et trois fins,
Pour l’homme comme pour le chêne.
Trois royaumes de Merlin,
Pleins de fruits d’or et de fleurs brillantes ;
De petits enfants qui rient.
Deux bœufs attelés à une coque, etc ;
Pas de série pour le nombre un : la Nécessité unique, etc.
Tout beau, bel enfant du Druide ; etc.

 Etc….  Jusqu’au chiffre 12 

https://www.youtube.com/watch?v=8PqECptuRKs

               Séjournant le temps des vacances en sa maison d’enfance, le manoir du Plessis (4), l’auteur dit avoir entendu cet air une première fois, chanté par de jeunes paysans de la paroisse de Nizon. Avec quelques variantes, cette mélopée a aussi été collectée à Brizeux dans la paroisse de Scaër. Il s’avère, en fait, comme en attestent de nombreux autres collectages, qu’elle est très populaire dans toute la Cornouaille et même au-delà (Trégor, Vannetais).

               Selon Théodore Hersart de La Villemarqué : « C’est un dialogue entre un druide et un enfant, où l’écolier apprend du maître en combien de branches se divisent les connaissances humaines, la cosmogonie, la théologie, la géographie, la chronologie, l’astronomie, la magie, la médecine, l’histoire, ramifications principales d’un tout scientifique, qui part de l’unité pour s’arrêter au nombre douze. » 

             Cette « rimadell » (ritournelle), transmise de génération en génération, remonterait donc à des temps très anciens, ceux peut-être où un infâme Jules César et ses légions romaines ont ravagé le riche et prospère pays des Vénètes (5) ! 

           Mais pour d’autres, comme François-Marie Luzel (6) qui en a collecté pour sa part une vingtaine de versions en Cornouaille et en Trégor, souvent sous la désignation énigmatique de « Gouspérou ar raned » (« Les Vêpres des grenouilles »), il ne s’agit que d’une comptine enfantine destinée à développer la mémoire et à apprendre la suite des premiers nombres. 

         Pourquoi pas… La question n’est pas ,encore tranchée. D’ailleurs, d’autres chercheurs avancent une autre hypothèse : pour eux, il s’agirait bien d’un texte initiatique d’origine druidique, mais visant à transmettre des connaissances sur le temps qu’il fait et celui qu’il fera. Cette ritournelle concernerait donc les « gourdeizioù » (« les sur-jours »), c’est-à-dire les jours qui, ajoutés à l’année lunaire de 354 jours, font l’an solaire de 366 jours. Ainsi les 12 jours suivant Noël seraient le « barn er ble » (le tribunal de l’année). En effet, la croyance populaire en Bretagne affirmait que le temps observé chacun de ces jours particuliers  indiquait le temps pour chacun des 12 mois à venir. A noter que ces douze jours se retrouvent avec une valeur mythique en Allemagne ( la chasse de Wotan ) et qu’on les connaît aussi en Inde où, comme en Bretagne, ils présagent du temps pour l’année à venir. Quoiqu’il en soit, le contenu des couplets est bien étrange…. Tout comme la numération en breton ! (7).

Sans que l’on sache avec certitude qui est à l’origine de qui, on retrouve des chansons très semblables aux “Vêpres des grenouilles” en gallois, en cornique ou en anglais (cf « Green Grow the rushes »). Plus généralement, ce type de chansons dites à énumération cumulative avec questions et réponses se rencontre dans toute l’Europe et bien au-delà jusqu’en Inde. Le souvenir de nos origines indo-européennes via le druidisme d’Irlande, le védisme et l’indouisme de l’Inde  ? 

  • Love Lucy : Un feuilleton créé par Jess Oppenheimer et diffusé de 1951 à 1957 aux Etats- Unis. (180 épisodes, en noir et blanc, de 25 minutes chacun)
  • Barzaz Breiz : Recueil de chants bardiques (en français Chants de Barde ou « bardit ».chants que les Celtes entonnaient pour attiser le courage du guerrier) complétés par des poésies ou des gwerz. 

La majorité de ces chants bretons ont été recueillis, parole et musique, par la mère de Théodore Hersart de la Villemarqué.  Ce dernier en a assuré la traduction en français, les a complétés par des documents collectés par la comtesse de Saint-Prix dans les environs de Morlaix et par René Kerambrun originaire de Bégard dans les Côte du Nord. De plus il a soigneusement annoté et commenté chaque chanson. 

      Publié une première fois en 1839, sous la forme de deux volumes in-12, le Barzaz Breiz fera l’objet de nombreuses rééditions dont neuf déjà du vivant de son auteur avec chaque fois des modifications et des ajouts. Ouvrage à grand succès, il sera aussi l’objet de traductions en anglais, en allemand, en italien, en polonais ….

            L’authenticité des textes fut longtemps contestée jusqu’à la découverte des carnets de collecte originaux par le petit fils du Vicomte. Ceux-ci attestent bien, que si l’auteur a parfois arrangé les chants, voir inventé des textes, il y a bien, à la base, un collectage de chants populaires.

Ces précieux carnets, dont l’existence même était hypothétique, ont été remis, par le Général de la Villemarqué, au chercheur et linguiste Donatien Laurent en 1964.

  • Theodore Hersart de La Villemarqué (1815-1895) : Th. Hersart de La Villemarqué appartient à ce mouvement littéraire et culturel regroupant, dans les années 1840, d’une part de jeunes aristocrates et bourgeois d’origine bretonne qui, bien que vivant la plupart du temps à Paris, s’intéressent à la Bretagne et d’autre part une partie du clergé de Basse-Bretagne, sous la houlette de Mgr Graveran, évêque de Quimper et du Léon.

C’est en 1834, le baccalauréat en poche, que Théodore Hersart de la Villemarqué se rend à Paris pour effectuer des études de droit. Mais là, séduit par les travaux menés par de jeunes chercheurs sur la période médiévale bretonne très en vogue dans les milieux romantiques, il abandonne le droit et s’inscrit en tant qu’auditeur libre à l’école des Chartes.

 La même année, il décide d’améliorer son breton en prenant des cours auprès de l’abbé Jean-Guillaume Henry (ce dernier sera le relecteur et le correcteur de ses écrits et notamment de son ouvrage le plus connu, le Barzaz Breiz). Pendant ses vacances au manoir du Plessis, il poursuit la collecte de chants en breton qu’il transcrit sur des carnets. 

  • Manoir du Plessis : Ce manoir se situe au lieu-dit Mainguinis, dans la paroisse de Nizon, sur les hauteurs de Pont-Aven. Le domaine inclut la chapelle de Trémolo (construite en 1550) et le Bois d’Amour, ces lieux si chers à Gauguin et tous ces peintres séjournant à l’Hôtel des Voyageurs ou à la pension Gloanec. Il entre dans la famille de La villemarqué par le mariage en 1798 du père de Théodore avec Marie-Ursule Feydeau de Vaugien dame du Plessis-Nizon.

A l’origine sans doute une simple butte féodale (Plessis est la forme française de Quinquis qui désigne des maisons entourées de haies de branches entrelacées) puis une première construction, plus conséquente mais détruite, dont les pierres énormes vont servir de linteaux aux portes et fenêtres (toutes dissemblables !) d’un nouveau manoir érigé au XVIIème siècle.

  • Vénètes et guerre des Gaules : Les Vénètes, établis autour du golfe du Morbihan et sur ses nombreuses îles, riches du commerce du sel et de l’étain, s’opposent aux visées expansionnistes de Jules César. Ils refusent l’installation des légions romaines sur leur territoire. L’achat par les romains de provisions pour la garnison romaine établie à Angers donne lieu à un échange d’otages (à l’époque, il était courant d’échanger des otages lors d’une transaction commerciale) Mais sous un prétexte fallacieux de non-restitution de deux otages romains, alors que lui-même refuse de libérer les otages vénètes, Jules César décide d’envahir le pays Vénète. Cela n’est possible que par mer tant les marécages constituent une protection naturelle efficace aux places fortes vénètes établies sur les buttes. A cet effet, César fait donc construire une flotte de galères. Cette construction est confiée… aux Pictons, tribu gauloise établie sur un vaste territoire (le Sud Vendée, les Deux-Sèvres et la Vienne) Fort de la connaissance des courants, des vents ou des marées et grâce à la bonne adaptation de leurs puissants navires aux conditions de navigation particulières du golfe du Morbihan, les Vénètes infligent d’abord de lourdes pertes à la flotte romaine de Decimus Junius Brutus Albinus. Hélàs, un jour où le vent brutalement vient à manquer, les galères romaines, légères et dès lors plus manoeuvrables, reprennent l’avantage. Leurs navires démâtés par les longues faux équipant les navires romains, leurs équipages massacrés par des légionnaires plus familiarisés au corps à corps, les Vénètes sont contraints de se rendre. La répression est terrible : tous les survivants, essentiellement des vieillards, des femmes et des enfants sont conduits en Italie et vendus comme esclaves.  

NB : N’en déplaise à Messieurs Goscinny et Uderzo il est évident que le petit village des irréductibles Gaulois devait se situer sur les bords du golfe du Morbihan au cœur du pays des Vénètes et non quelque part en Bretagne Nord entre Plougasnou et Plouezoc’h !

  • François-Marie Luzel (1821-1895) : Contemporain de Th Hersart de La Villemarqué, ce Trégorrois né dans une famille de riches paysans se livre lui aussi à un travail de collectage, profitant des nombreuses veillées auxquelles il a le plaisir de participer. Grâce à l’appui d’Ernest Renan, membre de l’Académie des inscriptions et des belles-lettres, il obtient même plusieurs missions annuelles du ministre de l’Instruction publique pour la recherche de vieux textes littéraires en Basse-Bretagne. (Il collecte notamment près de 150 chants ainsi que des contes auprès de Marc’harit Fulup, une mendiante de la commune de Pluzunet en Trégor, dotée d’une mémoire phénoménale).

Lors du congrès de l’Association bretonne à St Brieuc en 1872, il remet en cause l’authenticité du Barzaz Breiz, en disant que lui-même n’avait jamais rencontré des versions aussi élégantes et aussi exemptes de mots français.

  • La numération bretonne : Le système de comptage en breton est vigécimal (base 20) comme chez beaucoup de peuples … de va nu-pieds (les Basques, les Normands ou encore les Aztèques et les Mayas par exemple). Ce système fut même utilisé au haut moyen âge en France comme en atteste l’hospice des Quinze-vingts fondé par Saint Louis pour accueillir … 300 aveugles. Ainsi Quarante se dit daou-ugent (2 fois 20), Soixante tri-ugent (3 fois 20) etc

Mais les nombres en breton c’est encore plein d’autres « coquetteries » pour le plus grand plaisir des linguistes :

  • Dix-huit se dit triwec’h (trois fois six) sans raison particulière (les gallois avec « deunau » ont conservé eux la forme du vieux breton daou-nau, 2 fois 9 ce qui n’est pas plus logique). Cinquante c’est hanter-kant la moitié de cent, ce qui suppose de savoir compter jusqu’à 100 pour en concevoir la moitié.
  • Seuls trois chiffres,2, 3, 4 portent la marque du masculin ou du féminin (daou/div, tri/teir, pevar/peder). Bien sûr il n’y a pas de correspondance entre les genres féminins ou masculins en breton et en français. Ainsi on dira :

    Daou di (deux maisons), daou puisque maison est masculin en breton…et di et non ti car daou (ou div) provoquent la mutation adoucissante du t en d.

    Div vlevenn deux cheveux, car le poil est féminin en breton et que la mutation adoucissante transforme un b en v !

            Et surtout pas de marque de pluriel sur le nom qui suit puisque l’indication est fournie pas le nombre lui-même ! (Certainement une règle d’économie imaginée par un Léonard !)

        –    Unan warn-ugent (21 soit un au-dessus de vingt), daou warn-ugent (22) etc mais à partir de     trente, changement ! unan ha tregont (30 et 1 en français mais 1 et 30 en breton, de quoi en être tout retourné !), daou (m) ou div (f) ha daou-ugent(42). Ainsi les unités précèdent les dizaines. Mais si le nombre est composé de trois chiffres ou plus alors l’ordre change ! On dira par exemple daou gant (mutation du k en g après daou) pevar ha daou-ugent pour 244.

  • Vous voulez ajouter un nom ? simple : toujours au singulier et placé derrière le plus petit nombre. Ainsi 244 cheveux ? Daou gant peder (ah oui cheveux est féminin !) blevenn ha daou-ugent (soit deux cent – 4 cheveux – quarante). Oui oui, blevenn et non vlevenn cette fois car si Peder (ou pevar) entraîne aussi une mutation il s’agit cette fois d’une mutation dite spirante qui ne concerne que les lettres k, p et t. Donc 244 maisons cela s’écrirait ? … de quoi s’arracher les cheveux, non ? 

HG/YK – Avril 2024

Sources :

  • Barzaz Breiz

Barzaz Breiz ed 1966

https://fr.wikisource.org/wiki/Barzaz_Breiz/1846/Les_Séries,_ou_le_Druide_et_l’enfant

https://fr.wikipedia.org/wiki/Ar_rannoù

https://www.wikiwand.com/fr/Ar_rannoù

  • Denez Prigent
  • Glaz
  • louise Ebrel
  • Annie Ebrel

https://www.youtube.com/watcdonch?v=rEpO8SGQrEI

  • Les sœurs Goadec

https://www.google.com/search?client=safari&rls=en&q=vêpres+des+grenouilles&ie=UTF-8&oe=UTF-8#fpstate=ive&vld=cid:66e33213,vid:ReBLlUYI4Zc,st:0

  • Nombres :

base Vingt :https://www.lefigaro.fr/langue-francaise/francophonie/ces-chiffres-gaulois-que-nous-employons-sans-le-savoir-20190621#:~:text=En%20réalité%2C%20«notre%20langue%20utilise,%2Ddire%3A%2070%2C%2090